الجمعة، 5 مارس 2010

La philosophie à l’épreuve de l’irrationnel


Eloge de la folie
La philosophie à l’épreuve de l’irrationnel
Par le Pr FathiNGUEZZOU


«MAIS QUOI
 ? CE SONT DES FOUS, ET JE NE SERAIS PAS MOINS EXTRAVAGANT, SI JE ME RÉGLAIS SUR LEUR

EXEMPLE», DÉCLARE DESCARTES DANS UN PASSAGE


CÉLÈBRE DE SA DEUXIÈME


 
MÉDITATION MÉTAPHYSIQUE.
 
Un passage qui a suscité, au milieu du siècle précédent, une controverse non moins célèbre entre deux lecteurs de Descartes et de ce passage précisément: Foucault et Derrida. Peut-on tirer de cette exclamation une attitude ou une décision qui porterait la marque de toute une époque contre la folie et les fous, contre les insensés et les malades mentaux? Ou bien les choses sont-elles plus compliquées, interdisant toute conclusion hâtive au sujet d’une sorte de complicité entre le philosophe et l’institution pénitentiaire de son temps…
Bien loin de la tradition humaniste, d’un Erasme auteur notamment d’Eloge de la folie (1511), et de sa tolérance remarquable à l’égard d’un certain genre d’irrationalité, la philosophie à l’âge classique était probablement plus sévère à l’égard des phénomènes de la déraison, des fous eux-mêmes, voués à toute sorte d’exclusion, voire d’extermination ou d’exil dans les contrées les plus lointaines.
Cette attitude présumée des philosophes dits rationalistes est-elle une attitude typique chez la plupart des philosophes?
La philosophie a-t-elle horreur de l’irrationnel, de la démesure, de l’insensé, au prix de l’éradiquer et de l’exclure du champ de la pensée?

A la limite de la raison

Il est vrai, d’abord, que l’ «irrationnel» n’a pas en soi sa propre détermination, son concept. C’est le contraire du «rationnel», son négatif ou son antithèse. De plus, c’est un terme qui a, surtout dans l’usage courant du langage, une connotation péjorative: ce qui est étranger à la raison, ce qui est en-deçà ou au-delà d’elle, ce qui n’est pas à la mesure du rationnel. Car, dans l’irrationnel, il y a un manque. A l’origine de l’irrationnel, il y a donc une absence de «mesure», d’équilibre, une sorte de passage à la limite, à l’extrême.
En effet, la pensée philosophique était depuis ses origines fondée sur l’idéal de rationalité universelle, du sens et de la vérité, de la justification et de la vérification des jugements et des raisonnements acceptables et accessibles pour des êtres eux-mêmes raisonnables. C’est une pensée de l’analyse et de la synthèse, de l’intuition et de l’évidence, un discours dialectique sur ce qui est, un dialogue de l’âme avec elle-même et avec les autres. Bref, la philosophie est «une discipline de la raison pure» (Kant), quelle que soit la définition de la raison – entre l’origine grecque (logos) et latine (ratio), se joue cette discipline comme calcul et cause ou comme ordre et rassemblement… ayant pour fonction de contourner les turbulences et les vicissitudes de l’irrationnel.
C’est ainsi que la philosophie éprouve toujours le besoin de faire l’économie de l’irrationnel: le bon sens ou la lumière naturelle, l’Esprit absolu, la conscience, le principe de raison suffisante, etc. mobilisent un régime de fonctionnent contre ce résidu de non-sens et de matérialité sauvage et aveugle dans l’être et le savoir. Mais le partage est-il définitif entre ces deux sphères?
Il est évident que la philosophie ne saurait relever entièrement d’une sphère idéale autonome et translucide. Elle présuppose toujours une positivité préexistante, une réalité déjà donnée, une histoire et une culture: «Toutes les expressions que l’être reçut et reçoit dans l’histoire, seraient vraies, car la vérité serait inséparable de son expression historique et, sans son expression, la pensée ne pense rien», écrit Levinas à juste titre (Humanisme de l’autre homme, p. 30). La philosophie, contemporaine surtout, s’oppose ainsi à un platonisme conventionnel – «l’intelligible n’est pas concevable en dehors du devenir qui le suggère» (pp. 30-31).
Or le platonisme n’est pas exclusivement l’instaurateur d’un essentialisme à outrance, d’une interprétation idéaliste de l’être en termes de Forme qui précède et conditionne tout contenu historique et culturel donné. Car l’explication de la genèse de la pensée est tantôt pour Platon une affaire d’initiation dialectique qui débouche sur une intuition d’un ordre intelligible transcendant, tantôt le réquisit d’une expérience historique ou para-historique, celle qu’institue le mythe qui rend compte de la genèse, de la matérialité sensible, du temps, de l’âme, etc. Bref, de tout ce qui résiste à l’explication dialectique et rationnelle. Dès lors, la formation de la rationalité théorique n’est pas un processus qui se déroule à l’intérieur de l’esprit ou de la conscience. Elle est le fruit d’une naissance difficile où le rationnel se détache progressivement de l’irrationnel immanent soit à l’âme et à profondeurs obscurs, soit à l’être et à ses énigmes et mystères. Depuis Héraclite, «la nature aime se cacher». Dans la sagesse archaïque, aussi bien chez les Grecs que chez les traditions orientales, la connaissance est un travail lent et progressif de dévoilement, de manifestation des signes du vrai. Au commencement était la nuit, le chaos, le désordre universel, l’anarchie, l’abîme, l’atomisation généralisée. Le passage à l’être, la constitution de la nature, dans la physique et la métaphysique anciennes, sont l’effet d’une transition de l’irrationalité primitive des éléments à la rationalité de l’ordre, du cosmos.
L’idée d’une raison pure est ainsi contaminée par cet attachement primordial – naturel, historique ou mythique – à la déraison. Cette corrélation est inévitable, elle constitue les limites même de la pensée et de la connaissance, la dialectique du sens et du non-sens. Depuis lors, on décrit l’évolution de la culture humaine comme un processus de désengagement progressif et ordonné des formes multiples de l’irrationnel vers une rationalité positive et universelle. Aussi bien la science que la philosophie, conçues comme le foyer spirituel de la culture humaine et son expression suprême, sont désormais tributaires de ce processus génétique et historique: la pensée n’est plus le pendant d’un présent éternel, mais l’élément propre de l’historicité humaine. Elles naissent d’un conflit avec les formes rudimentaires, précoces et imparfaites de l’irrationalisme primitif de la pensée pré-philosophique: la mythologie, les religions archaïques, la sagesse naturelle… L’irrationnel est premier parce qu’il représente l’enfance de la pensée, l’immaturité, la spontanéité pré-critique de l’esprit; c’est une étape à dépasser, à contourner par un développement en amont d’un horizon de rationalité. Le propre de la pensée moderne est de définir la raison comme structure téléologique, comme horizon infini, comme idée régulatrice.

Le philosophe face aux visionnaires

Mais qu’en est-il de la part passionnelle dans le travail de la raison? Cette structure téléologique n’est-elle pas motivée, au fond, par des mobiles d’ordre sentimental? Car des philosophes modernes également – comme Hobbes, Spinoza, Pascal, Rousseau et Hegel – n’ont pas hésité à accorder aux passions une place de choix dans la constitution de l’humain en général: comme être politique, comme langage ou comme histoire. Il suffit de dire avec Rousseau qu’ «on ne commence pas par raisonner, mais par sentir», ou, avec Hegel, que «rien de grand ne s’est accompli dans le mode sans passion», pour témoigner de cette pathétique à l’origine de notre vie. Ainsi le primat de la passion explique-t-elle, en quelque sorte, la naissance de l’être, son accès au langage et son inscription dans le temps. Or, le philosophe se trouve souvent devant la tâche urgente de limiter l’élan émotionnel de l’âme faute d’une dérive vers l’obscurantisme et le fanatisme irrationnels. Des philosophes comme Leibniz et Kant ont tenté de mener un combat contre un certain irrationalisme excessif, un «enthousiasme» érigé en attitude de pensée. En effet, c’est un mélange de rêveries, de délires et d’hallucinations que réclament ceux qu’on appelle les «visionnaires:
« ceux qui prétendent saisir immédiatement la vérité en elle-même et entretenir des rapports avec un monde caché et invisible. Dans ce genre d’attitude, se mêlent ésotérisme et spiritualisme, intuitionnisme et illuminations mystiques ineffables. L’enjeu est de dominer l’absolu par la vision et l’intuition directe, et non de raisonner et de penser par preuves logiques.
Leibniz définit ainsi l’enthousiasme: «C’est le nom qu’on donne au défaut de ceux qui s’imaginent une révélation immédiate lorsqu’elle n’est point fondée en raison» (Nouveaux essais sur l’entendement humain, p. 398). Or, si la raison elle-même est une «révélation naturelle dont Dieu est l’auteur», alors la révélation est une «raison surnaturelle» qui comporte un fonds de découvertes émanées immédiatement de Dieu. La raison est donc le moyen capable de «discerner» la révélation et non de prendre sa place. Trois éléments expliquent, selon Leibniz, notre adhésion spontanée à l’enthousiasme: 1- d’abord, «une révélation immédiate est plus commode et plus courte qu’un raisonnement long et pénible «; 2- ensuite, ceux qui prétendent avoir cette sorte de révélation nous laissent entendre «qu’ils avaient une toute autre familiarité avec Dieu[…] Leur fantaisie devient une illumination et une autorité divine  «; 3- enfin, c’est «l’amour qu’on a pour ce qui est extraordinaire» qui explique notre goût pour l’enthousiasme des visionnaires.
Mais ils ne sont que des «fanatiques» disait Leibniz. Ils préfèrent la vue et le sentiment comme moyens de connaissance et définissent leurs attitudes en termes de force et d’intensité. Dès lors qu’il ne s’agit plus de la perception de la proposition mais de celle de la révélation, ils ne peuvent utiliser qu’un langage figuré qui indique une assurance plutôt qu’une démonstration. D’où la circularité d’une telle attitude: «C’est une révélation parce que je le crois fortement, et je le crois parce que c’est une révélation».
En contestant le principe même de cette immédiateté de la connaissance, Kant adresse une critique vigoureuse et radicale contre toute possibilité non seulement d’introduire la révélation dans l’activité rationnelle, mais aussi de réduire le rapport fondamental de la pensée à l’expérience. Il écrit: «Les objets de sens n’épuisant pas tout le champ du possible, on peut concevoir maint objet supra-sensible, sans que la raison éprouve le moindre besoin de s’y élever et encore moins d’en admettre l’existence. La raison a suffisamment à faire avec les causes intra-mondaines qui se manifestent au sens […], pour que de plus elle ait encore besoin de l’influence secourable de purs esprits de la nature: une semblable hypothèse serait plutôt nuisible à son usage […] Ce n’est donc nullement un besoin que de se livrer à de telles recherches, ou de jouer avec des fictions de cette sorte: ce n’est qu’une pure et simple curiosité, qui n’aboutit qu’à des rêveries» (Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée?, pp. 79-80).
D’un côté, le monde sensible n’exclut pas l’existence possible d’un monde supra-sensible; de l’autre, il est de la nature de la raison humaine d’agir selon sa propre constitution : elle s’attache à des connexions causales dans le monde sensible sans éprouver aucun besoin d’un secours quelconque du monde spirituel présumé qui, contrairement au monde naturel, demeure à jamais pour nous une terra incognita. Toute aventure dans cette terre ne produira que rêveries et fictions.
Cette distinction est indispensable pour mener le combat contre les tenants d’une conception irrationnelle de la raison qui, avec ses concepts vagues et injustifiés, fournit le «principe à l’enthousiasme et [favorise] l’abdication complète de la raison». C’est la raison qui doit définir l’orientation de la pensée, et non «un mystérieux ‘’sens de la vérité’’» ou une «intuition transcendante» qui serait une «croyance» sans aucun recours du «consentement de la raison». Exigeant donc une claire distinction en ce qui est connaissable et ce qui ne l’est pas, Kant formule une règle générale de la pensée: «… en elle-même l’ignorance est donc sans doute la raison des limites de notre connaissance, mais non celle de ses égarements».
Comme pour préciser ce genre de dérive inhérent à la raison humaine, Kant propose la définition suivante: «Nous autres, en hommes du commun, nous appelons ‘’enthousiasme’’ la maxime dès lors admise de l’invalidité d’une raison souverainement législatrice; mais ces favoris de la bonne nature [la nomment] ‘’illumination’’». Dans un autre opuscule, Rêves d’un visionnaire,cette définition est largement appliquée. Le philosophe ne dira pas autre chose.

L’irrationnel et l’affabulation des origines

Nietzsche disait que «la recherche des origines mène partout à la barbarie». Un fait incontestable dès lors que cette passion de l’originaire, de l’authentique, met en question l’essence historique de l’humanité, son caractère temporel et temporaire, sa facticité et sa précarité irréductibles. Au lieu de cette pensée à la recherche d’une origine perdue, l’on devrait substituer une pensée moins passionnée par ses illusions métaphysiques, moins orgueilleuse.
C’est que la recherche des origines, l’intuition présumée immédiate du vrai, la raison et la vérité ne sont que des chimères, des inventions d’une culture décadente. La vérité n’est pas l’objet d’une sorte de «croyance rationnelle» (Kant), mais d’une croyance plus primitive encore, d’un «instinct» exprimant une tendance à la conservation de l’espèce humaine. Tout ce qui qualifie l’homme par le privilège de la rationalité est rabaissé et réduit à la simple existence naturelle d’une créature qui baigne dans l’illusion et le mensonge: «cet art de la dissimulation atteint son point culminant : l’illusion, la flagornerie, le mensonge et la tromperie, la calomnie, l’ostentation, le fait de parer sa vie d’un éclat d’emprunt et de porter le masque…» (Vérité et mensonge au sens extra-moral).
Ce que Nietzsche raconte n’est que la fable des origines, l’histoire des illusions, l’odyssée des mensonges et des railleries. C’est ainsi qu’il procède, pour substituer à cette pseudo-histoire une autre plus vraie et plus authentique, à un véritable éloge de la folie. On devrait rejoindre les temps les plus lointains pendant lesquels l’humanité a su apprécier les vertus de cette déraison, source de toute création. «Tandis que de nos jours on nous donne sans cesse à entendre que le génie possède au lieu d’un grain de bon sens un grain de folie, les hommes d’autrefois étaient bien plus près de l’idée que là où il y a de la folie il y a aussi un grain de génie et de sagesse, - quelque chose de ‘‘divin’’, comme on se murmurait à l’oreille» (Aurore I, 14).
Une raison plus authentique, plus véridique que toutes les raisons, telle est la folie, véritable mystère de l’humain, de sa noblesse et de sa créativité infinie. C’est la source de toute inspiration, de toute sagesse; c’est elle «qui aplanit le chemin de l’idée nouvelle», qui fraye toute les voies, qui sauve et qui purifie.

FN
ENS Tunis