Désir de comprendre
Le philosophe et son public (I): Ou comment penser contre l’époque
Par le Pr Fathi NGUEZZOU
«Ce n’est pas à mes contemporains, ce n’est pas à mes compatriotes, c’est à l’humanité que j’offre mon œuvre», Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (Préface de la 2e édition, 1844.)
C’est avec ces mots que l’un des philosophes, parmi les plus controversés et les moins lus, désigne son lecteur éventuel : ni son contemporain, celui qui partage avec lui le même temps ou l’appartenance au même contour temporel de l’époque, ni son compatriote, celui avec qui il partage le même espace, en l’occurrence l’espace national d’un pays, d’une contrée… A qui s’adresse donc le philosophe ? Qui sont ses interlocuteurs, ses lecteurs ? Dire, comme le fait notre Schopenhauer, que «c’est à l’humanité que j’offre mon œuvre […] dans l’espérance qu’elle en pourra tirer quelque fruit», signifie, d’entrée de jeu, qu’un philosophe ne se soucie pas des limites prescrites par l’espace et le temps réels. S’il s’adresse à l’humanité tout entière, c’est qu’il vise un lecteur virtuel, absolu, indéfini ou attendu dans l’horizon des temps à venir. C’est peut-être aussi une reconnaissance que le philosophe cherche de cette attente d’un lecteur qui vient ou qui ne viendra pas…
Pour qui écrit donc le philosophe ? Pour ses contemporains, ceux qui ne le comprennent pas ; ou pour ses compatriotes, ceux qui le haïssent, qui ne supportent pas ses idées, ni son style ? «Ecrire pour son époque» (J.P. Sartre) sans souci ni pour les uns ni pour les autres ? Ou bien plaider «pour une autre époque de l’écriture» (Yves Bonnefoy), celle qu’on attend peut-être ou qui habite nos rêves ? Peut-on trouver dans l’écriture, le langage, le style même des discours philosophiques une conception de la lecture et, partant, du public censé recevoir et comprendre ces discours ? Qui est le public des philosophes ?
Les recommandations du philosophe
L’exemple de Schopenhauer, qui a servi de point de départ pour notre réflexion, est typique à cet égard.
A ce philosophe se rattache une image «folle» du philosophe : celui qui dénonce tout – ses collègues, les professeurs universitaires, les femmes, les écrivains, ses compatriotes (les Allemands ! pensons à Nietzsche), etc. Ses écrits sont également à l’image de son fameux tempérament pessimiste : sa biographie l’atteste, son œuvre aussi. Une telle tonalité imposante et rebutante ne passe pas sans provoquer les contestations des lecteurs : «On s’est récrié contre la mélancolie et le caractère désolant de ma philosophie ; ce qui ne repose pourtant que sur cela seul qu’au lieu de raconter la fable d’un enfer à venir comme compensation de nos péchés, j’ai montré que le séjour du péché, le monde, doit déjà être quelque chose d’infernal : qui voudrait contester ce point pourrait facilement en faire une fois l’expérience» (Le monde, § 46 Suppléments). Certes, les arguments ne manquent pas au philosophe pour justifier son attitude. Cela fait de son écriture une perpétuelle autojustification à l’égard des lecteurs, ceux surtout qui éprouvent un certain intérêt pour ce qu’il dit et écrit. Ainsi, un ton polémique accompagne-t-il toujours ses argumentations, une sorte de dialogue tacite avec le lecteur, de négociation avec des preuves adverses, qui se mêlent avec des attaques contre les philosophes, surtout parmi ses «contemporains», voire des insultes humiliantes. Ce philosophe présente l’un des rares exemples d’une pensée presque totalement impliquée dans une situation conflictuelle, dans l’équivoque d’une «existence dont on ne sait si l’on doit rire ou pleurer» (p. 7).
Le philosophe entretient avec son «lectorat» une double relation : d’un côté, il s’agit d’une relation positive dans laquelle le lecteur jouit d’une situation privilégiée d’un interlocuteur digne de recevoir et de saisir les idées de l’auteur. C’est, en quelque sorte, un lecteur dont le statut est virtuel, sans attaches réelles et circonstancielles: c’est le lecteur à venir, le lecteur de l’avenir pour Schopenhauer, mais aussi pour plusieurs philosophes. De l’autre côté, une relation conflictuelle, voire tragique, que le philosophe entretient avec ses lecteurs réels : ceux, parmi les professeurs, qui renient, sans même les lire, dit-il, ses écrits et ses doctrines ; ce sont des lecteurs «officiels», payés par l’Etat, incapables de reconnaître la valeur des autres philosophes, rien que des créatures misérables…
Pour les premiers, le philosophe propose toute une théorie de la lecture à l’adresse de ceux qui voudront comprendre quelque chose de ce qu’il écrit. Une stratégie bien réfléchie, bien articulée en phases et en étapes: «…il n’y a évidemment, écrit-il, qu’un conseil à donner à qui voudra pénétrer dans la pensée ici proposée : c’est de lire le livre deux fois, la première avec beaucoup de patience, une patience qu’on trouvera si l’on veut bien croire bonnement que le commencement suppose la fin, à peu près comme la fin suppose le commencement, et même que chaque partie suppose chacune des suivantes, à peu près comme celles-ci la supposent à leur tour […]. On aurait même pu atteindre jusqu’à un certain point ce résultat, s’il n’arrivait pas tout naturellement que le lecteur, au lieu de s’attacher exclusivement au passage qu’il a sous les yeux, s’en va songeant aux conséquences possibles ; ce qui fait qu’aux contradictions réelles et nombreuses qui déjà existent entre la pensée de l’auteur, d’une part, et les opinions du temps et sans doute aussi du lecteur d’autre part, il peut s’en venir ajouter d’autres, supposées et imaginaires, en assez grand nombre pour donner l’air d’un conflit violent d’idées à ce qui en réalité est un malentendu simple ; mais on est d’autant moins disposé à y voir un malentendu, que l’auteur est parvenu à force de soins à rendre son exposé clair et ses expressions limpides…» (Le monde, Préface de la 1ere édition, 1818). Que la patience exigée du lecteur relève de la structure circulaire du système philosophique, cela est évident. Qui plus est, ce même lecteur, censé supporter ce jeu de présupposition réciproque du commencement et de la fin, devrait aussi maintenir une certaine équivalence entre la partie et le tout, le passage présumé et le contexte global de l’ouvrage, sinon de la philosophie en totalité. Le point de vue de l’auteur et celui du lecteur doivent, en dernière analyse, coïncider pour dissiper tout conflit, tout écart de compréhension ; «un simple malentendu» ne peut jamais valoir pour «un conflit violent d’idées». Comme si Schopenhauer dédramatisait le rapport tendu qu’un lecteur non-averti éprouve à l’égard d’un texte philosophique. La patience du lecteur fera apparaître les choses «sous un jour absolument nouveau». D’où la nécessité d’une seconde lecture. Autre conséquence de cette bienveillante patience : «On devra excuser [l’auteur] sur la difficulté du sujet» : les répétitions, la longueur, la complexité de l’exposé et de la structure de l’ouvrage, etc. Et Schopenhauer d’ajouter : «Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu’étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe)». Avec cette attitude, le lecteur se trouve élevé au rang de philosophe, il est digne d’un débat avec celui qui, entre-temps, se transforme en «un autre philosophe» : jeu rusé et subtil dans lequel le lecteur est pris au piège dans une logique impardonnable ! En effet, d’autres recommandations seront également utiles pour ce pauvre lecteur : situer l’ouvrage dans son propre contexte, par rapport à des analyses précédentes et par rapport à des ressources philosophiques et spirituelles issues des traditions, aussi bien proches que lointaines. En somme, «il faut, dit-il, avoir compris ces choses, pour pouvoir entrer dans la méthode de philosopher qui se trouve essayée ici pour la première fois».
Mais pourquoi tant de recommandations pour lire un ouvrage de philosophie? Ce dispositif de conditions et d’exigences est-il vraiment indispensable au lecteur pour aborder un tel livre, même s’il est novateur et riche en idées ? C’est Schopenhauer même qui se pose des questions pareilles : «Mais je vois ici le lecteur bouillir d’impatience, et, laissant enfin échapper un reproche trop longtemps contenu, se demander de quel front je viens offrir au public un ouvrage en y mettant des conditions et des exigences […] et cela dans un temps si riche en penseurs ? …»; «Comment, va dire le lecteur fâché, comment venir à bout de tout ce monde, si, pour lire un seul livre, il faut tant de cérémonies?»
A de telles questions, que tout lecteur aurait à poser, le philosophe n’a pas de réponse. Seulement, il attend, par cette discipline prescrite après coup, «une reconnaissance des lecteurs», qui ne doit pas perdre son temps à lire un livre sans pouvoir en tirer aucun profit. Seules «les quelques personnes qui, par une tournure d’esprit à vrai dire singulière, seront en mesure d’en tirer parti» seront capables de distinguer «le paradoxe» de «l’erreur», de tolérer une pensée avec laquelle elles se trouveraient «en désaccord sur tous les points…». Une «désillusion» et, par conséquent, une «déception» seront ainsi à l’horizon de toute lecture sérieuse. Quant aux lecteurs soumis à leurs évidences préalables, l’avis du philosophe n’est pas moins décevant: «… qu’ils mettent mon livre de côté» !! Pire : «… je lui rappellerai qu’il y a bien des moyens d’utiliser un livre en dehors de celui qui consiste à le lire», conclut l’auteur à la fin de sa Préface.
Ars longa, vita brevis
C’est presque avec un ton paradoxalement optimiste que notre philosophe, promoteur d’un pessimisme sans merci, achève sa première présentation de son maître-livre aux lecteurs : «… je présente ce livre au public avec la ferme conviction que tôt ou tard il rencontrera ceux pour qui seuls il est fait».
Venons maintenant au second type de lecteurs auxquels Schopenhauer accorde tant d’intérêt. Si le premier type représente un «projet» de lecteur susceptible de s’élever au niveau du discours philosophique et de la vérité qu’il enseigne, un lecteur idéal en quelque sorte, le second s’annonce sous le signe des philosophes de profession, des professeurs, qui ne cessent de propager «le faux, le mauvais et à la fin l’absurdité et le non-sens, entourés de l’admiration et du respect universels», déclare-t-il en 1844 (Préface de la 2e édition).
Un angle d’attaque est désormais préféré par le philosophe : celui qui vise à avertir ses vrais lecteurs, si rares soient-ils, de la «médiocrité» de ses confrères. Une reconnaissance tardive n’a pas l’effet d’une consolation pour le philosophe; ses contemporains sont incapables de la moindre reconnaissance véritable: «Celui qui prend à cœur, qui prend en main une œuvre sans utilité matérielle, doit d’abord n’attendre aucun intérêt de la part de ses contemporains», dit-il avec amertume.
Car l’affaire du philosophe est la vérité, la réalité en elle-même et pour elle-même sans aucune préoccupation, ni aucun équivalent matériel. La vérité est noble et sans prix, elle est rare et exceptionnelle. Or, dans ce monde, elle sert d’instrument pour toutes sortes d’intérêt : «intérêts d’Etat en haut, intérêts individuels en bas». La philosophie a désormais son «double» : la philosophie universitaire. Au vrai philosophe se substitue une «créature ministérielle», «un caliban intellectuel».
Schopenhauer s’engage inlassablement dans un discours pamphlétaire contre cette philosophie à la mode et ses tenants les plus prestigieux : Hegel, Fichte, Schelling … pour ne citer que les plus célèbres, «les trois grands sophistes», selon son expression. Attaques personnelles et reproches d’ordre critique se mêlent dans les écrits du philosophe. Transformer la philosophie en un «instrument de politique» ou en «un métier comme un autre», «un simple gagne-pain», c’est perdre de vue son essence et sa tâche, sa vocation universelle par-dessus les valeurs du marché, les programmes du ministère, les aléas de ce bas-monde, etc. C’est une dégradation vers la sophistique, une dégénérescence inévitable.
A l’encontre d’un tel diagnostic décevant, le philosophe «contraint et entraîné par un instinct irrésistible» doublé d’une «conviction réfléchie», pense que la recherche désintéressée de la vérité doit être communiquée au lecteur par une sorte de communauté intime, passionnelle : «J’estimais que la vérité qu’un homme a découverte, ou la lumière qu’il a projetée sur quelque point obscur, peut un jour frapper un autre être pensant, l’émouvoir, le réjouir et le consoler ; c’est à lui qu’on parle, comme nous ont parlé d’autres esprits semblables à nous et qui nous ont consolés nous-mêmes dans ce désert de la vie».
Une éthique de la lecture
C’est un fait caractéristique de la philosophie de Schopenhauer que de prendre le lecteur en compte dans la mesure où il constitue un élément essentiel de la discursivité philosophique. Une sorte de Symphilosophein à la platonicienne – un philosopher en commun.
A la lecture de ses textes, surtout les Préfaces, on décèle une présence du lecteur, du public auquel le philosophe s’adresse, mais dont il cultive aussi l’esprit et l’oriente dans les labyrinthes de son système. Il est remarquable que cette pratique récurrente ne relève pas d’un ordre simplement technique, à savoir d’une initiation méthodique du lecteur ; elle ressort aussi et surtout d’une exigence radicalement éthique et déontologique : orienter le regard et l’action de l’esprit vers ce qui est en question chaque fois, la vérité en est pour elle-même sans égard pour les personnes et les intérêts de toute sorte. Elle est éthique au sens originel du terme : sa visée ultime est l’éthos du philosophe, son naturel, mais aussi son lieu de séjour. C’est dire que la philosophie n’est pas une quête de l’au-delà inaccessible à la raison, mais un savoir du monde et de l’univers – une cosmologie. Non pas un verbiage inintelligible, mais une saisie intuitive du monde, de l’unité du sujet et de l’objet, de la représentation et de la volonté.
Une éthique de la lecture est, enfin, un cheminement vers la chose même, un face-à-face avec l’auteur et son texte sans intermédiaire : «Les conceptions philosophiques ne peuvent être communiquées que par les génies mêmes qui les ont créées; et si l’on se sent attiré vers la philosophie, c’est dans l’intime sanctuaire de leurs œuvres qu’il faut aller consulter les maîtres immortels», écrit-il comme pour dénoncer cette «affinité élective» qui unit les esprits du sens commun cher aux mortels que nous sommes.
Un lecteur n’est-il pas à jamais victime de cette monstruosité terrifiante, celle d’une double-tête : «Lire, c’est penser avec une tête étrangère au lieu de la sienne» (L’art de l’insulte, p. 107).
F.N.
(*) Professeur de philosophie ENS, Tunis