الثلاثاء، 21 سبتمبر 2010

Régis Debray: Vie et mort de l' image.

Régis Debray: Vie et mort de l' image. Une histoire du regard en Occident. ; 1992.

L' image a toujours eu une grande influence sur les hommes, mais ses pouvoirs ont varié suivant les révolutions techniques et les croyances collectives. L'ouvrage trace les grandes lignes de cette histoire qui relève d'une science nouvelle, la "médiologie".
Les trois ères distinguées sont en même temps trois "âges du regard", car l' image tire son sens du regard.
-Le regard jeté sur l' idole antique, puis l' icône chrétienne fut magique, puis religieux. Le visible était la manifestation de l' invisble (la mort, le divin).
-Le regard "esthète" fut humaniste: des collections d' oeuvres se constituèrent en dehors des lieux du culte, puis des musées. Si l' idole reflétait l' infini, l' oeuvre d' art révèle une individualité créatrice.
-Le regard du téléspectateur n'aperçoit ni le visible derrière l' invisible, ni le sujet que sa création objective. Que voit-il alors? Certains répondent "le monde", et jugent et comparent la télé à une fenêtre ouverte. Régis Debray en doute et montre ce que l'image télévisuelle empêche de voir. Il laisse le débat, très vif à ce suje, ouvert.
Un héritier passé à la révolution
Né en 1940, Régis Debray eut le parcours classique d'un "héritier" brillant: Ecole normale supérieure, agrégation de philosophie, études d'histoire, ethnologie, lettres.
Jeune enseignant, il rencontre en 1965 Fidel Castro, le leader cubain. Rencontre décisive, il devint un partisan de la Révolution en Amérique latine, et publia en 1967 "La révolution dans la révolution", puis "Essais sur l' Amérique latine". Parti en mission de journaliste dans les maquis boliviens, il fut arrêté, suspecté d'être un ami d'Ernesto Guevara, dit le Che, figure mythique du régime cubain, et d'être venu avec lui organiser la lutte armée. Il fut condamné à trente ans de prison, passa en fait trois ans dans les geôles boliviennes, car il fut délivré en décembre 1970 à la mort du dictateur Barrientos.
Ses livres de l'époque développaient l'idée suivante: il ne faut pas attendre les "conditions objectives" pour lancer en Amérique du Sud des soulèvements contre les dictatures et l' impérialisme nord-américain. malgré le statu quo imposé par la coexistence pacifique entre les USA et l' URSS, des guérillas, appuyées sur des foyers (focos) locaux de lutte, peuvent d'emblée être entreprises. Il théorisait et fondait les conceptions, dites "foquistes", que le Che avait de son côté mises en pratique jusqu'à sa mort. Les "Conversations" avec Salvador Allende (1971, Maspero) et "La critique des armes" (1974, Seuil), marquèrent un recul critique par rapport à la période révolutionnaire.
Mais les livres suivants, "Le scribe" (1977, Grasset), "Le pouvoir intellectuel en France" (1979, Ramsay), "Critique de la raison politique" (1981), semblèrent témoigner d'une remise en question des positions précédentes, comme, d'ailleurs, ensuite, l'activité de conseiller de François Mitterrand au palais de L' Elysée. Remise en question qui parut d'autant plus mystérieuse qu'elle ne décalquait pas celle de certains acteurs de mai 1968 qui vomissaient Marx ou Mao-Tsé-Toung, après les avoir idolâtrés.
Ne l'oublions pas: en mai 1968 Régis Debray était incarcéré à Camiri. "Le scribe" posait le problème suivant: "Que faut-il que soit la société pour qu'elle ait, hier comme aujourd'hui, organiquement besoin d'un corps indicateur de sens?" (Critique de la raison politique").
"Le pouvoir intellectuel en France" montrait que l'action de l' Université a été relayée par les médias qui régentent l' édition. La question centrale des deux livres était celle de la domination: à quelle condition est-elle possible? La "Critique de la raison politique" fournissait la réponse, ou des éléments de réponse, en dévoilant que "la nature du politique est définitivement de nature religieuse", et ceci en raison du "principe d'incomplétude" qui régit toutes les organisations collectives et qui se prétend la simple extension aux faits humains du théorème mathématique de Gödel:
"Il n'y a pas de système organisé sans clôture, et aucun système ne peut se clore à l'aide des seuls éléments intérieurs au système".
Toute société tire sa cohésion de la croyance en un principe transcendant, que ce soit la Nation, l' Etat, la Cause, l' Humanité, le sens de l' histoire, etc. Sans une telle croyance, on ne comprendrait ni les délires collectifs de ceux qui rêvent ensemble aux lendemains radieux ni la structure des groupes stables.
La présence de certains invariants politiques, comme la hiérarchie, en témoigne: l' éthymologie montre que la hiérarchie suppose le respect de ce qui est sacré ("hieros" signifie en grec "sacré").
Dès lors, il ne sert à rien de tuer Dieu si c'est pour mettre à sa place l'idole de la Révolution, et l'illusion d'une libération totale de toute forme de domination. Si celle-ci ne peut que se répéter, elle se transmet par des médiations différentes qu'explorent le "Cours de médiologie générale" (1991) et "Vie et mort de l' image" (1992).
Vie et mort des images
Le livre est susceptible d'intéresser l'historien, auquel il propose une étude ambitieuse du devenir des images -de l' Idole antique aux modernes médias-, le philosophe, car il ouvre à une réflexion sur l' art et sur la thèse classique, depuis Hegel, d'une "mort de l' art", le sociologue parce qu'il s'interroge sur les effets de la communication télévisuelle. Suivons le fil de cette triple problématique, qui correspond, d'ailleurs, au découpage de l'ouvrage en trois parties (intitulées "Genèse de l' image", "Le mythe de l' art", "L'après-spectacle"), mais qui parcourt l'ensemble du livre.
Histoire de l' image
Pour comprendre le devenir historique de l' image, il faut d'abord en appréhender l'origine, en tracer la périodisation (les trois âges du Regard), enfin en définir la fonction (symbolique), les conditions objectives (techniques), les effets (politiques).
Ces derniers points constituent l'objet propre de la médiologie, science interdisciplinaire qui essaie d'être un trait d'union entre trois disciplines (technologie, sémiologie, histoire des mentalités), et de répondre à trois questions: comment l'image se fabrique-t-elle? Quel sens est transmis? Par quelle autorité?
L'origine
"La naissance de l' image a partie liée à la mort". Par les premières "idoles" et les premières représentations artistiques, les hommes opposèrent à la disparition et à l'absence de ceux qui furent ces doubles qui en perpétuent le souvenir et maintiennent la permanence. L'étymologie même le montre: "idole" vient d'eidôlon, qui signifie, en grec, "fantôme des morts", "spectre", et ensuite seulement "image", "portrait".
On comprend ainsi que le premier objet d' art ait été la momie d' Egypte, et que les sépultures furent les plus lointains ancêtres des musées. "Nous opposons à la décomposition par la mort la recomposition par l' image".
A ce titre, l' Image eut d'abord une fonction magique. "Magie et image ont mêmes lettres, et c'est justice". C'est qu'il n'y a "qu'un dogme en magie: le visible est la manifestation de l' invisible".
Et une pratique fondamentale: transformer le réel en simulant le changement. Un tel recours au "faire semblant" magique caractérise les époques où les hommes se sentent écrasés par les forces extérieures.
Le passage de l' idole à l' art, puis de l' art à la vision électronique est proportionnel à une maîtrise de plus en plus grande de la Nature. Et, si les arts modernes recherchent une "magie à retardement", parfois en vain, ou un substitut de la magie, bien des conduites collectives de destruction des statues ou des portraits de chefs désormais abhorrés relèvent d'une "mentalité magique" et montrent que nous n'avons jamais fini de tuer en nous le vieil homme: "Les huguenots contemporains de Montaigne, lettrés et humanistes par ailleurs, au coeur de la grande vague iconoclaste de 1561, s'acharnent sur l' image du roi", lui coupent les bras, les jambes, la tête.
A l'inverse, d'autres images sont l'objet d'une dévotion superstitieuse: le chevalier de la Barre ne fut-il pas, en plein siècle des Lumières, torturé et décapité, pour avoir donné un coup de canif à un crucifix et de ne pas s'être découvert devant le Saint-Sacrement? Il y a des exemples plus récents.
Mais, "si la mort est au commencement", l' image n'aura jamais de fin, car nous ne vaincrons jamais notre finitude, notre condition d'êtres périssables. Et les plus antiques images auront encore sens pour nous, seront valables de tout temps, hors du temps.
Si le besoin d'image demeure, intemporel, les images changent dans un devenir historique qui peut se découper en trois périodes.
Les trois âges du Regard
Pourquoi cette place accordée au regard? Il faut bien comprendre, d'abord que "regarder n'est pas recevoir, mais ordonner le visible, organiser l' expérience" et que l' image a changé comme a changé le regard jeté sur elle:
"L' image tire son sens du regard, comme l'écrit de la lecture, et ce sens n'est pas spéculatif mais pratique".
Nous ne jetons pas le même oeil sur l'album de famille, ou les photos sur la cheminée, les portraits dans les musées, les statues d'hommes célèbres, un retable dans une église, une affiche de cinéma.
Remarquons que Régis Debray montre tour à tour la place de l'accueil subjectif (regard) et des conditions objectives (techniques, structures sociales, paniques collectives), enfin des significations religieuses: l'ensemble lui permet d'une part de dépasser une position "idéaliste", selon laquelle le sujet pensant construit l'objet pensé, et une position réaliste, inverse, d'autre part de prétendre à un "matérialisme religieux".
Ainsi:
"l'évolution conjointe des techniques et des croyances va nous conduire à repérer trois moments dans l'histoire du visible: le regard magique, le regard esthétique, et enfin le regard économique: le premier a suscité l' idole; le second l' art, le troisième le visuel".
Nous ne pouvons qu'expliciter certaines significations essentielles du découpage en trois ères qui, d'ailleurs, souvent se chevauchent ("La télévision ne nous empêche pas d'aller au Louvre"). D'abord, les images changent avec les techniques de transmission: l'ère des idoles va de l'invention de l' écriture à celle de l' imprimerie (logosphère), l'ère de l' art de l' imprimerie et la télé couleurs (graphosphère); l'ère du visuel de la télévision couleurs à l'ensemble des techniques vidéo.
Ensuite, chaque ère est contemporaine d'une "révolution du regard": le regard jeté sur l' idole, puis l' icône chrétienne, est magique puis religieux: présence de l' Infini dans la figure finie. Le regard "esthète" est humaniste: si la Renaissance de l' art au XVe siècle fut contemporaine de l'importance accordée à la perspective, et donc au sujet humain; le champ artistique prit alors son indépendance par rapport à la théologie; des collections d'oeuvres, puis des musées, se constituèrent en dehors des lieux du culte; tandis que l' idole reflétait l' Infini, l'oeuvre d' art révèle une individualité créatrice et "s'adresse à un connaisseur". Et le (télé) visuel? Quel regard suppose-t-il? Un regard qui n'aperçoit pas l' invisible derrière le visible, ou le sujet que sa création objective. Mais que voit-il alors? Certains répondent "le monde" et disent que la télévision est une "fenêtre ouverte sur le monde".
Une vision sans regard
Mais Régis Debray en doute, et parle même d'une vision "sans regard". Précisons:
a. "La nouvelle divinité, c'est l' actualité", la télévision nous ouvre un présent toujours changeant.
b. Le réel extérieur se réduit à la représentation sur l'écran, il n'existe que s'il est mis en image. Plus de "référant", d'objet de l' image. Celle-ci ne dit qu'elle-même ou ne parle que des autres médias (émissions précédentes, magazines attendus, journaux, radio). A la limite, c'est plus une non-image qu'une image. Ce caractère tautologique de la communication télévisuelle a déjà été souligné par Baudrillard ("Simulacres et simulation", Galilée, 1981), ou Sfez ("Critique de la communication", Seuil, coll. Points, 1988); il indique plutôt un avenir qui nous attend, la limite extrême d'une tendance, la tendance à oublier les choses au profit de leur reflet lumineux, sur le petit écran. Il n'y a plus vraiment de regard si le regard est ce qui, du sujet, donne sens à l'objet, alors qu'il est fabriqué par l'image télévisuelle: comme elle, il ignore les énoncés négatifs, puisque "la figuration est par définition pleine et positive". Une possibilité (utopie, rêve, projet) ne saurait être montrée. Comment ce regard ne serait-il pas celui d'un individu "positif", c'est-à-dire qui ne sait plus qu'accepter ce qui est, et "ignore les valeurs d' opposition et le dépassement"? "Dis-moi ce que tu vois, je te dirai pourquoi tu vis et comment tu penses". Dis-moi aussi ce que tu vois, ou vois moins: les possibilités, les entités générales (le Droit, l'Homme, la Nature, etc.), les disjonctions (ou...ou), les conjonctions (si...alors), les liaisons temporelles ou logiques sont peu télégéniques. En résulteront "des esprits alogiques et sans liaisons, à courte vue, à l'image de nos programmes en mosaïque".
Enfin, l' Image, dans chacun de ses régimes successifs, est réponse à la peur, de la mort, cette "mère de l'humanité". L' idole païenne puis l' icône chrétienne reflètent l' Eternel, l' art (cet anti-destin, disait Malraux) cherche l' Immortalité de l'oeuvre, le téléspectateur s'étourdit dans l'actualité (la télévision, comme on dit, il faut que ça bouge"). N'est-ce pas une des stratégies par lesquelles l'homme contemporain occulte la mort.
Si l' Art n'est qu'un des moments de cette histoire de l' image, n'est-il pas légitime d'annoncer sa mort?
Mort de l' Art?
Le philosophe Hegel (1770-1831) avait inséré dans la préface de son "Esthétique" le faire-part suivant: "Il a perdu pour nous sa vérité et sa vie. Il nous invite à une réflexion philosophique qui ne prétende point lui assurer de renouveau, mais reconnaître en toute rigueur sa mort". Finalement, comme le dit bien Régis Debray, pour Hegel, "L' artiste, comme le héros, ne sait pas ce qu'il fait. S'il le savait, il serait philosophe". Dédain qui semble une constante ou un invariant dans l'histoire de la philosophie: Platon ne faisait-il pas dire à Socrate que
"Les poètes aussi ne sont point guidés dans leurs créations par la science, mais par une sorte d' instinct et par une inspiration divine, de même que les devins et les prophètes, qui, eux aussi, disent beaucoup de belles choses mais sans se rendre compte de ce qu'ils disent" "Apologie de Socrate, 22b).
Et il n'hésitait pas, dans la "République", à exclure les poètes et les peintres d'une cité idéale dirigée par les philosophes-rois. "Folie de la vérité solaire" à laquelle de nos jours s'en prend Michel Serres ("Le tiers-instruit").
Est-elle partagée par Régis Debray, lorsqu'il fait de l' art une période intermédiaire entre celle de l' icône et celle du visuel? Non, sa position est plus subtile:
"L' art est immortel (pour un individu); l' art est mort (dans l'histoire occidental des formes); la mort de l' art n'est point celle de l' image qui adviendra tant qu'il y a des hommes qui savent qu'ils doivent mourir".
Pour comprendre cette complexité, il est nécessaire de renoncer à une histoire de l' art qui verrait celui-ci progresser et parfois décliner, suivant un temps linéaire. En effet,
"Le spectacle des images nous plonge dans trois durées à la fois hétérogènes et simultanées: le temps hors temps de l' émotion; le temps moyen du cycle d'images dans lequel prend place telle ou telle; le temps linéaire et long de l'histoire du sapiens, le seul animal à faire trace. Le plan "individu"; la séquence "histoire"; le film "espèce".
L' art dans ou hors de l' histoire
Deux positions sont ici à dépasser, celle d'un art hors de l' histoire et celle d'une histoire de l' art progressant selon l'axe unifié de la ligne du temps.
L'intemporalité fut proclamée par ceux qui se refusaient à faire de l'histoire le tribunal de l' art, qui disent, comme Bonnard: "L' art, c'est le temps arrêté". Si un indivudu appartient nécessairement à son époque, l'art permettrait justement de lui échapper. Mais si "l'impression du connaisseur tend à l' éternel", "le milieu de création est historique". Ce qui fait que nous pouvons être boulversés par un temple grec ou une cathédrale gothique, mais que les meilleurs architectes contemporains ne cherchent pas à les imiter.
L'erreur inverse est celle des historiens qui affirment le Progrès de l' art, ou croient déceler son déclin, en s'appuyant sur le même présupposé d'un temps linéaire. Vasari, au XVIe siècle, chantait la revitalisation toscane de la peinture (Giotto, Michel-Ange) qui aurait succédé aux obscurités du moyen âge.
Wincklemann (1717-1768) croyait à la possibilité d'une renaissance par un retour à la simplicité de l' art grec. La même illusion les habitait: celle d'un évolutionnisme historique, d'une conception téléologique du devenir orienté ou réorientable vers une fin idéale.
Illusion qui se retrouve dans la croyance moderne aux avant-gardes chargées, telles des troupes d' élites, de guider le mouvement et de le dynamiser par les ruptures avec les divers académismes.
Tous ceux qui partagent ces illusions oublient qu'il y eut une ère de l' art, après celle de l' idole païenne puis l' icône chrétienne, avant celle du "visuel": "L' esthétisation des images commence au XVe siècle et finit au XIXe siècle". Son caractère spécifique? La "montée en puissance de l' artiste comme individu" (on parle du "divin Michel-Ange", et Charles-Quint annoblit le Titien).
Ses conditions de diffusion? La collection particulière, puis le Musée public (le British Museum ouvre en 1753, le Louvre en 1793).
Ses conditions politiques? Elles ont varié, et il faudrait distinguer plusieurs époques dans l'ère:
"La peinture sacrée a décliné avec la naissance de l' Eglise; la grande peinture d'histoire et mythologique, avec celle de la monarchie absolue; le portrait et les scènes de genre avec la bourgeoisie rentière".
Ses conditions subjectives? Education morale de l'oeil, une "conversion du regard à la terre" qui se manifeste par l'importance accordée au paysage.
La peinture de paysages, apparue chez les Flamands, s'est épanouie en Hollande. Mais aussi l'importance accordée au visage du peintre dont la subjectivité est essentielle: naissance et prolifération de l' autoportrait.
"Car on n'aime pas ce qu'on voit, on voit ce qu'on aime. Et quand une société aime un peu moins Dieu, elle regarde un peu plus choses et gens".
L'ère de l' idole est bien close. Pourtant, les débats actuels au sujet de la télévision ne sont pas sans rappeler ceux du deuxième concile de Nicée en 787: les ennemis des images (iconomaques ou iconoclastes) affrontaient leurs partisans (iconodules ou iconphiles). La télévision semble resusciter ces anciennes controverses, ce qui laisserait penser que, sur le fond, la question de l' image n'a pas beaucoup avancé depuis le VIIIe siècle.
La télévision en question
Quatre antinomies (contradictions de thèses adverses) sont au coeur du débat de ce que Debray appelle, de façon kantienne, "la dialectique de la télévision pure".
La télévision est-elle l'organe de la démocratie?
-Thèse:
La télévision sert la démocratie. Tout le monde y a accès. Elle intègre les malades, les isolés dans leur village, les vieux qui ne peuvent sortir. En faisant de la politique un spectacle, elle la rend plus attrayante. Elle informe celui qui lit peu. Elle dépassionne les débats, remplace la diatribe par le dialogue. Elle "fait triompher la transparence sur le secret".
-Antithèse:
La télévision pervertit la démocratie. Elle fait de la politique un spectacle. L'homme public a son conseiller image. Il est mis en valeur comme une marque de lessive, ou un habit.
Impossible de distinguer variétés et affaires publiques, comédiens, chanteurs, gouvernants (Montand, Reagan). Le "journal unique" est arrivé: le journal télévisé. Le pluralisme est en danger.
La "petite phrase" passe mieux que l'argumentation articulée. Le "pouvoir médiatique" n'a pas de contre-pouvoir. Le leader vaut plus par son charisme que par son discours (on recommande les phrases de moins de huit mots). Chacun chez soi, devant son poste: le "village planétaire" (McLuhan) est fait de maisons isolées. Le citoyen actif devient un consommateur passif d'images.
La télévision est-elle une ouverture au monde?
-Thèse:
La télévision ouvre au monde. C'est la fin des frontières, l'avènement du citoyen universel. L' imprimerie, à l'inverse, avait contribué à désagréger les empires, et renforcé les nationalismes. La télévision sert la prise de conscience planétaire, et, donc, les causes humanitaires, et la morale écologique.
-Antithèse:
La télévision escamote le monde. Les images des pays lointains n'apparaissent qu'en cas de catastrophe ou de guerres. Ces images proviennent de deux ou trois sources standard (comme Visniews, Associated Press). Celle-ci appartiennent à de très riches groupes financiers, plus riches que les détenteurs des journaux nationaux.
D'ailleurs, le peuple américain est le plus télévisuel et le moins bien informé sur le monde extérieur. La télévision américaine exerce une hégémonie mondiale. Le rapport Nord-Sud devient un rapport entre regardants et regardés. Les pays surdéveloppés ont le monopole des représentations culturelles.
"Un pays pauvre peut avoir de bons poètes, de bons romanciers et même un bon journal; il ne peut avoir une bonne télévision".
Ce qui, évidemment, ne facilite pas le dialogue des cultures. Certains impératifs politiques ou économiques dictent le tri des images montrables: "Une bombe irakienne sur un village kurde aura plus de chance de passer à l'antenne qu'une bombe turque".
La télévision est-elle une extraordinaire mémoire?
-Thèse:
La télévision est une formidable mémoire. Photo, cinéma, radio, magnétoscope, télévision pérennisent le passé, afranchissent de l' irréversibilité du temps, éternisent l' éphémère.
-Antithèse:
La télévision fétichise l' instant. On garde chez soi un journal, pas un journal télévisé. le journal écrit peu peut se relire, et donc susciter la réflexion. ce n'est pas vrai du journal télévisé: le scoop, le direct provoquent l'émotion. Il communique plus, informe moins. Les images de la guerre du Golfe faisaient vibrer, mais n'apprenaient pas grand-chose. La peur de l' ennui, lié à la répétition conduit à chercher le nouveau, le sensationnel, dont on s'abstient de montrer les causes et les relations avec des ensembles vastes ou des structures sociales complexes.
La télévision est-elle un opérateur de vérité?
-Thèse:
La télévision est un opérateur de vérité. Argument sans réplique: je l'ai vu à la télévision. Preuve par l' image. Un bon exemple: l'affaire Rodney King (1992). Un cinéaste amateur avait filmé à Los Angeles quatre policiers blancs rouant de coups un automobiliste noir, et son film leva tout doute judiciaire.
De surcroît, la télévision permet de voir les réalités en direct et les individus en gros plan. Ce qui n'est pas sans donner un fort sentiment de réalité. L'événement en direct est vécu en temps véritable. On a l'impression d'avoir ouvert sa fenêtre ("les étranges lucarnes") et d'assister à ce qui se passe, comme si on y était. Se confondent voir et savoir. Le gros plan sur les visages accentue cet effet: "On ne peut pas mentir à la télévision". Le moindre détail-un sourire furtif, une main qui se crispe, un oeil qui noircit-, trahit la personne. Il est plus facile de duper l'Ouïe que la vue.
-Antithèse:
La télévision est une fabrique de leurres. "L'effet de réalité oublie toutes les médiations (idéologiques, politiques, techniques, économiques) qui s'interposent entre la caméra et le monde. Le direct fait voir, suscite l'émotion, mais manque du recul et du temps nécessaires à la compréhension.
L'importance du gros plan amène les personnalités du spectacle artistique ou politique à ne plus valoir que par leur appartenance extérieure (le look); on leur apprend à "paraître être eux-mêmes", à sembler simples et naturels. Et le brio d'une répartie compte plus que la cohérence d'une argumentation.
Il y a plus: "l'effet de réalité finit par déréaliser l' actualité". En estompant son âpreté. En banalisant l'extraordinaire et en sublimant le banal. En faisant du monde une image. En "euphémisant catastrophes et réalités". En mettant les événements importants et les événements secondaires sur le même plan, puisqu'ils sont tous spectaculaires.
Autres points de vue
Il serait intéressant, pour conclure, de confronter la position interrogative de Régis Debray, qui ouvre au dialogue, d'une part à l'optimisme (tempéré) de McLuhan, d'autre part, aux dénonciations critiques de ceux qui rejettent la "société du spectacle", dont la télévision est un des vecteurs.
McLuhan
Les thèses de McLuhan (1911-1980), philosophe et sociologue de Toronto, ont largement contribué à lancer les débats sur l' audiovisuel ("La galaxie Gutenberg", trad. franç. 1967); "Pour comprendre les médias", trad. 1968).
Les circuits de diffusion et les moyens de communication d'une société définissent cette société, la façonnent, la modèlent. Ainsi, les collectivités humaines sont-elles passées par trois grandes phases: des communautés de parole, des communautés de l' écrit, puis de l' imprimé (la galaxie Gutenberg), des communautés des médias audiovisuels, dont le plus important est la télévision (la galaxie Marconi).
Pour comprendre la signification de cette histoire, il importe de bien distinguer les médias chauds et les médias froids. Un "médium chaud" délivre des messages qui ne demandent pas d'effort au destinataire: l'information transmise est prédigérée. Le "médium froid" délivre des messages qui requièrent un travail personnel. Si le principe de classification est intéressant, les exemples qui furent discutés, posent problème.
La télévision et le téléphone, comme parole, seraient froids. L' imprimé, l' écriture, la radio seraient chauds. la communication orale des premières sociétés (logosphère) favorisait l'existence tribale.
Dans la seconde phase de l'histoire (graphosphère), le primat de l'écriture puis de l'imprimé a encouragé la détribalisation, la fragmentation, la division.
La troisième phase est, par certains côtés, un retour à la première: toute société était alors une tribu, nous devenons par la télévision une tribu mondiale, un "village planétaire". Chaque membre de l'humanité se sent lié à tous les autres, à la vie de la totalité. La télévision a un rôle décisif: elle fait participer chaque spectateur, à ce qui se passe dans le monde entier. Elle "retribalise" (vidéosphère).
Faut-il s'en plaindre? Non, car la télévision est un médium froid dont l'image, composée de trois millions de points par seconde, laisse le téléspectateur sélectionner une centaine de ces points, "un déséquilibre entre la culture qui continue de survivre à une nouvelle culture". La crise culturelle actuelle vient de ce que nous vivons une telle période. Par exemple, nous donnons des cours traditionnels à des élèves-téléspectateurs. Adaptons notre enseignement à leur mentalité.
De manière plus générale, essayons de mettre nos sociétés à l'âge des mass médias. Sinon nous serons déphasés, en particulier par rapport à nos enfants. La crise actuelle sera dépassée quand nous saurons tirer parti de toutes les possibilités offertes par la télévision.
Remise en cause de McLuhan
-Les positions de McLuhan ont animé bien des discussions: "il est curieux de lire, sous la plume de McLuhan que la télévision a pour effet de susciter une "participation en profondeur", une implication intense de soi, alors qu'elle travaille, tout au contraire, à rendre les masses indifférentes, à dévitaliser toute la scène politique, à démobiliser les individus de la sphère publique" (Lipovetsky, "L'empire de l' éphémère, 1987).Et plutôt qu'une adaptation à la "galaxie Marconi", Lipovetsky prône une acceptation de "la galaxie des valeurs démocratiques" (autonomie, hédonisme, individualisme).
Mais l' individualisme démocratique traditionnel ou l' indivudualisme hédoniste moderne trouvent-ils leur accomplissement dans cette vidéosphère dont les images "sidèrent" (Baudrillard" et invitent à des attitudes de consommateur passif.
La société du spectacle
Ne font-elles pas partie intégrante et n'ont-elles pas un rôle important dans la constitution de ce que Guy Debord a appelé la "société du spectacle" (G. Debord, "La société du spectacle", Buchet-Chastel, 1967; "Commentaires sur la société du spectacle", 1988)? Le pouvoir des médias et l'importance du look sont des aspects de la "société spectaculaire". Il faut distinguer le "spectaculaire diffus" des marchandises exhibées, des images publicitaires ou télévisuelles, et le "spectaculaire concentré" des grandes cérémonies fascistes ou communistes.
Mais la société d'aujourd'hui est celle du "spectaculaire intégré": une administration puissante gère la diffusion de tous les produits de la société marchande. le règne des images est en fait la domination des propriétaires de systèmes spectaculaires.
Conséquences: confusion du réel et de l' image, caractère discontinu et instantané des informations, mise sur le même plan de l'essentiel et de l'accessoire, exposés de problèmes préfabriqués et simplistes. La société de l' image est un totalitarisme doux que masque la démocratie, à l' Ouest, et même désormais à l' Est: car la démocratie c'est "la liberté dictatoriale du Marché tempérée par la reconnaissance des droits de l'homme spectateur".
Entre l'optimisme mesuré de McLuhan et le pessimisme de Guy Debord, le livre de Régis Debray laisse sa place et ses chances à l'interrogation critique. Ce n'est pas son moindre mérite.

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