الجمعة، 1 يناير 2010

Désir de comprendre(II

Désir de comprendre



Le philosophe et son public (II)






Ou comment écrire pour son époque


Par Fathi NGUEZZOU


«C’est ce qui s’appelle Epoque, d’un mot grec qui signifie s’arrêter, parce qu’on s’arrête là, pour considérer comme un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après, et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est-à-dire cette sorte d’erreur qui fait confondre les temps».


(Bossuet, Discours sur l’histoire universelle).






La philosophie a-t-elle les moyens de penser l’époque? De saisir le cours du temps objectif, humain, historique ? D’éviter l’anachronisme, la confusion des temps, voire l’uchronisme, l’absence de temps tout simplement ? Voilà des questions qui, depuis les origines de cette discipline intellectuelle, ne cessent de hanter les philosophes, mais aussi les écrivains, les poètes autant que les devins et les prophètes. N’est-ce pas là un «casse-tête» philosophique, un dilemme pour la pensée ? Qui n’a pas osé rêver d’une sortie au-delà du temps, d’une odyssée à travers les époques, d’un voyage au cœur des temps révolus ?


En fait, l’idée ou le concept d’époque, suivant toujours sa racine grecque, ne signifie rien d’autre qu’une certaine limitation dans le temps présent, un «arrêt», une prise de conscience du présent même, l’unique dimension qui constitue réellement le temps effectif, le temps qui est (laissons le temps qui fait pour une autre réflexion !), puisque le passé et l’avenir ne sont pas réellement, étant, par là même, des limites projetées à l’infini. Si la philosophie est une pensée du «présent vivant», elle devrait donc prendre en charge son époque, son inscription dans le temps, son appartenance à l’histoire. Non pas le temps comme chute ou comme déchéance, comme dégradation de la vérité, éloignement des origines selon un platonisme conventionnel et christianisé. Il s’agit plutôt d’un temps positivement constitutif de la pensée, d’un temps pris comme le vivier de la pensée : un Temps créateur, artiste, maître des mondes…


Ecrire pour soi, écrire pour autrui


Même si le discours philosophique tente de se passer de son sujet, de son auteur, pour se présenter comme un discours universel, presque anonyme, il est difficile de ne pas penser à cette dimension auto-biographique à l’origine des systèmes et des doctrines les plus connus. C’est que la philosophie a d’abord son ancrage dans la vie de tous les jours, dans les controverses, le langage ordinaire, les rencontres… pour s’élever, par une sorte de conversion, au niveau objectif de l’argumentation, des choses mêmes, de l’enchaînement logique du système. Platon, Descartes, Augustin, Ibn Sina, Husserl… ont tous contribué à penser l’expérience philosophique en termes d’ascèse, d’exercice spirituel, qui permet au Moi philosophant d’accéder à une dimension universelle, communicable, objectivement valable. Le récit se confond avec le système, l’histoire avec la pensée, la subjectivité avec la temporalité.


Et le public des philosophes ? A-t-il une place à l’intérieur de ce jeu subtil de l’écriture philosophique ? Cette écriture du moi peut-elle, en effet, s’extérioriser, devenir publique, communiquer avec autrui ?


A en croire Sartre, même un Journal intime est déjà pris au piège de la publicité : «Tout ce que je sens, je l’analyse pour autrui dans le moment que je le sens, je songe aussitôt à l’utiliser ici ou là […] je ne connais personne de si public que moi. Si je pense, la plupart du temps, c’est avec l’idée de convaincre telle personnalité particulière, si je raisonne, c’est sur le mode rhétorique, pour persuader ou réfuter» écrit-il en 1939 (Carnets de la drôle de guerre, 1995). Comme si l’acte même d’écrire signait déjà un contrat tacite avec le lecteur. Reste à chercher un équilibre difficile entre «intimité» et « publicité», à régler la première selon les conditions de la deuxième; enfin, à bien entretenir l’articulation de la pensée et de l’écriture. Des formules comme : «mes pensées devraient se préciser sous ma plume», ou «je pense et exprime en moi, je retiens sans écrire»; des questions comme: «faut-il penser en écrivant ou écrire ce qu’on a pensé ?», dénotent toutes une véritable phénoménologie de l’écriture à même l’acte de penser en sa concrétude, en sa gestualité écrivante. Avec cette hésitation, c’est la pensée elle-même qui se cherche, qui surgit in statu nascendi.


Bien entendu, il ne s’agit pas d’une alternative, d’un choix entre l’une ou l’autre attitude. Le modèle du journal intime (le Journal de Gide étant l’exemple préféré de Sartre) n’est peut-être qu’un cas-limite, une sorte d’exercice, en vue d’une écriture pensante mieux appropriée au public. Outre ses fonctions les plus immédiates – «servir de memento» ou «présenter, à côté des pensées, l’histoire des pensées» – il y a plus: ce genre d’écriture n’est intime qu’en apparence ; il correspond à une préoccupation sérieuse, à un apprentissage méthodologique : «me traiter […] successivement et simultanément par les diverses méthodes les plus récentes d’investigation…» (Carnets, pp. 74-75).


Il va sans dire que ce type de discours, régi par l’intimité personnelle de son auteur, repose sur la structure réfléxive qu’on trouve généralement dans toute subjectivité fondatrice. Un dédoublement du Moi, une «diplopie» (Merleau-Ponty), un dépassement perpétuel du temps : «Ce n’est point que je vive dans l’instant, c’est plutôt que je vis dans l’avenir»; un désaveu : «De quelque Moi que l’on me parle, je pense : je suis mieux que celui-là», voire une méconnaissance : «Je parle donc de celui que je fus sans sympathie, presque sans effort pour le comprendre», etc.


Loin d’être victime d’une conscience malheureuse, le Moi jouit désormais des prérogatives de sa liberté – cette «manière de s’échapper à soi-même» – pour diriger son regard sur sa face intérieure, réduite à un «spectateur impartial», à un «arbitre». Cela nous rappelle un exercice phénoménologique primordial : «Ce spectateur, c’est la conscience transcendantale, désincarnée, qui regarde ‘son’ homme. Quand je me juge, c’est avec la sévérité que je mettrais à juger autrui mais c’est que déjà, je m’échappe à moi-même». C’est une réduction qui fait le partage entre un Moi humain, concret, celui que nous sommes dans la vie de tous les jours, et un Moi idéal, pur, dissocié de tous les liens qui le rattachent au monde. Ce qui est remarquable chez Sartre, c’est que cette dichotomie du Moi ne relève pas d’une condition préalable au fonctionnement de la pensée théorique, mais traverse toutes les situations concrètes de la vie, surtout celles où l’on est confronté à l’épreuve de l’altérité, de l’existence irréductible d’autrui. Le primat du Moi n’a rien d’égoïste: «Je me lâche […] tout juste comme on peut lâcher son complice. Et si, devant autrui, j’assume la responsabilité de mes actes […] c’est avec l’impression de payer généreusement pour un autre» écrit-il. D’où le constat, impressionnant à notre sens, selon lequel l’absence de «cette solidarité avec soi», liée à une constante dépréciation des moments passés du Moi, «est en partie, écrit Sartre, la raison de la publicité de ma vie». Un ascétisme irrémédiable, un altruisme même : «Tout se détache de moi et je donne tout à tous, parce que je suis déjà détaché de tout. Une espèce de solitude à la proue de moi-même» (Carnets, pp. 126-127).


En somme, on peut dire qu’avec cette petite histoire du Moi, c’est l’histoire elle-même qui se constitue, se fait à même les vicissitudes et les aléas du temps. Certes, l’histoire proprement dite, le cours des temps et des époques, ne commence que par un acte de bifurcation, de dislocation, où les Moi(s) se divisent et se multiplient devenant perpétuellement autres qu’eux-mêmes. A l’origine de la condition humaine, il y a ce fait merveilleux et primordial, le fait par excellence : être soi-même comme et pour autrui.


Ecrire pour son époque


Que veut dire, dès lors, «écrire pour son époque» ? C’est ce titre même que Sartre met à la tête d’un texte publié en 1948. A l’encontre de toute compréhension immédiate et historiciste de la notion d’époque, il est dit que : «L’Epoque c’est l’intersubjectivité, l’absolu vivant, l’envers dialectique de l’histoire […] Elle accouche dans les douleurs des événements que les historiens étiquèteront par la suite. Elle vit à l’aveuglette, dans la rage, la peur, l’enthousiasme, les significations qu’ils dégageront par un travail rationnel». On est loin d’une conception de l’époque comme totalité de sens unifiée et homogène comme l’imaginent les philosophies de l’histoire. C’est la dimension de l’événement, de sa singularité irréductible et de sa contingence, qui est mise en valeur : «Au sein de l’époque, chaque parole avant d’être un mot historique ou l’origine reconnue d’un processus social, est d’abord une insulte ou un appel ou un aveu; les phénomènes économiques eux-mêmes, avant d’être les causes théoriques des bouleversements sociaux, sont soufferts dans l’humiliation ou le désespoir ; les idées sont des outils ou des fuites, les faits naissent de l’intersubjectivité et la bouleversent, comme les émotions d’une âme individuelle».


«C’est avec les époques mortes qu’on fait l’histoire, car chaque époque, à sa mort, entre dans la relativité, elle s’aligne le long des siècles avec d’autres morts, on l’éclaire avec une lumière nouvelle, on la conteste par un savoir neuf, on résout pour elle ses problèmes, […] ses limites apparaissent tout à coup et ses ignorances.»


F.N.




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